Dans le désarroi mondial provoqué par les secousses financières, les peuples nantis sont effrayés à l'idée de perdre leurs avantages acquis et leur niveau de vie. Les autres, qui espèrent accéder à l'abondance, s'inquiètent qu'on leur retire l'échelle avant qu'ils y arrivent.
Les uns et les autres dans leurs subconscients collectifs recherchent « la main invisible » autorégulatrice et comptable de l'harmonie sociale qui devait nous protéger de ces désordres. Elle a disparu et tout le monde souhaite trouver maintenant, au plus vite, une « main visible », de préférence à poigne, qui rétablirait le bon ordre sur notre planète en souffrance.
Tout ceci n'est pas nouveau...
La main invisible est initialement une expression employée dans l'œuvre d'Adam Smith (1723 -1790). Cet économiste philosophe écossais vivait au siècle déisme et optimisme des lumières. C'est surtout dans son œuvre principale : La Richesse des nations, un des textes fondateurs du libéralisme économique, qu'Adam Smith évoque l'existence d'une force providentielle veillant à « l'harmonisation naturelle des intérêts ». Cette métaphore théologique a été utilisée au fil du temps pour rassurer les inquiets du « laissez-faire - laissez-passer » préconisé par les physiocrates français précurseurs oubliés de A Smith et de David Hume.
A partir de 1840, la révolution des transports et des moyens de communication, les flux croissants reliant les différents opérateurs sur les territoires, le besoin de coordination et de contrôle a conduit à la mise en place de structures administratives, de nouvelles techniques de comptabilité et de gestion. Tout cela provoquera progressivement l'émergence de cadres moyens et supérieurs, managers et financiers salariés
La collaboration des managers et des financiers favorisera alors la constitution de grands oligopoles de dimensions mondiales comme la Standard Oil , Dupont de Nemours ou la British American Tobacco. Dans les années 1880-1890, les premières grandes entreprises « multidivisionnaires » américaines intégraient horizontalement la production et la distribution de masse et verticalement par fusion.
Le contrôle des entreprises était détenu, hors marché boursier, par de grands actionnaires et des banques d'affaires intéressés à la stabilité de l'entreprise. Les actionnaires conservaient durablement leurs titres. Ils savaient que le développement de l'entreprise, en liaison avec son environnement partenarial : clients, fournisseurs, marché du travail, créait à long terme de la valeur.
Ainsi naquit le « capitalisme managérial » si bien décrit par l'historien de l'économie américain Alfred D Chandler *, dont l'arrière-grand-père avait déjà inspiré James B Duke le patron de l'American Tobacco au début du XX ° siècle. La « main visible de la gestion remplaçait la main invisible des forces du marché dans la coordination des flux de marchandises ».
Mais voilà, conséquence de la fin de la parité de Brettons- Wood, le Dollar US « as good as gold » n'est plus et il faut gérer la planche à billets. En 1980 l'inflation sévie aux USA , Paul Volker le président de la banque centrale américaine (FED) remonte les taux d'intérêt pour casser l'inflation ( désinflation réussie). Les entreprises doivent trouver des financements sûrs de marches financières parallèles qui se développent à toute allure.
Il se produit un « renversement idéologique de la conception de l'entreprise » comme le dit si bien l'économiste français Michel Aglietta un des fondateurs en 1976, avec Robert Boyer, de l'école de la régulation (un projet de main invisible en quelque sorte)
Alors, la porte du grand casino est ouverte les actionnaires n'ont plus besoin d'immobiliser leurs capitaux dans les entreprises. Ils vont s'adresser aux marchés financiers. La rente à 15 % va devenir la norme ouvrant la voie à de grandes dérives, causes de surendettements, de licenciements, de délocalisations, etc .... et à de fabuleuses récompenses pour les traders-croupiers.
Le marché financier va devenir tentaculaire. Aux USA la machine va s'emballer.
La "main invisible" du meccano financier US, censée réguler et garantir tout le système, était constituée par des entreprises appelées « monolines » ou rehausseurs de crédit. Le rehaussement de crédit est une opération financière par laquelle un établissement financier spécialisé apporte sa garantie à un organisme (public ou privé) qui émet des emprunts sur les marchés financiers.
L'intérêt du rehaussement de crédit provient du fait que le taux d'intérêt auquel un emprunteur peut lever des capitaux sur les marchés est directement corrélé à sa solidité qui est classiquement mesurée par la note qui lui est attribuée par une ou plusieurs agences de notations financières. Le rehausseur de crédit fait bénéficier les crédits qu'il garantit de sa notation AAA ( la meilleure) ce qui permet à l'emprunteur d'obtenir un taux d'intérêt moins élevé. Les plus célèbres « monolines, » sont Federal Home Loan Mortgage Corporation et Federal National Mortgage Association. Elles disposaient depuis 1938 pour Fanny Mae et 1970 pour Freddie Mac, de la garantie du gouvernement fédéral américain (ce qui explique la notation AAA).
Alléchées par la rentabilité juteuse offerte par les emprunts hypothécaires ( les subprimes ) et entraînées par l'euphorie d'un marché haussier, les « monolines » se sont mises à assurer des produits à risques pour des sommes vertigineuses : 45 000 milliards de dollars, soit 3 fois le produit intérieur brut des Etats-Unis.
Les « monolines » rachetaient aux banques et autres entreprises de prêts, les crédits immobiliers qu'ils avaient souscrits, puis transformaient ces dettes en obligations - la fameuse titrisation - et enfin de les vendre sous forme de titres à la bourse. C'est la technique du réemballage de la viande avariée.
Car hélas, c'était prévisible, les « subprimes » se sont révélées des actifs pourris et pour cause :
Partant du principe énoncé par le grand économiste anglais David Ricardo (1772-1823) que « les pauvres ne sont pas riches, mais qu'il y a beaucoup de pauvres », les marchés financiers ont profité d'une bonne intention du président Clinton de permettre à la classe modeste américaine d'accéder à la propriété. Les préteurs patentés adossés au complexe de l'immobilier, ont proposé à ces malheureux candidats à la propriété un «mortgage Securities». C'est-à-dire un " crédit non refusable " sur trente ans à des conditions très avantageuses pendant les trois premières années durant lesquelles ils ne paieront que les intérêts, étant bien entendu qu'ensuite le taux variable serait indexé sur le loyer de l'argent. Pour ceux qui avaient quelques frayeurs, les courtiers les rassuraient en leur disant que la valeur de leur bien décuplerait d'ici l'échéance.
Mais cette clientèle présente l'inconvénient d'être manifestement insolvable et de plus, déjà endettée soit par une acquisition à crédit d'une voiture ou d'un équipement pour la maison, soit surtout par le crédit revolving. C'est dire la grande vulnérabilité de ces débiteurs à la moindre dépense supplémentaire imprévue.
Les taux vont monter, l'immobilier s'écrouler et le marché financier avec.
La terre entière découvrit alors que la « main invisible » avait disparu ..... mais que des dettes faramineuses par contre étaient bien là.
© RCI novembre 2011 –Lao Hu Li - 老狐狸
Bibliographie
• François Dermange, Le Dieu du marché. Éthique, économie et théologie dans l'œuvre d'Adam Smith Éditions Labor et Fides -2000– Genève.
• La main visible des managers. Une analyse historique, Alfred D. Chandler - éd. Economica, 1989
• Michel Aglietta : Crise et rénovation de la finance, avec Sandra Rigot, Odile Jacob, 2009
• Lecture numérique - Adam Smith - Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) - web : http://classiques.uqac.ca/classiques/Smith_adam/richesse_des_nations/livre_4/richesse_nations_L4.html