Exportatrice majeure de protéines animales (la viande bovine) et de protéines végétales, l’agriculture argentine est divisée par un conflit interne entre ces deux productions. Conflit significatif de ce que représente pour les pays émergents une dépendance trop forte à une monoculture.
« Sojaïsation ». Le néologisme est volontiers de mise dans les milieux agro-économiques de Buenos Aires et de Rosario, les deux principales interfaces entre le pays et le monde. Il dit bien ce qu'il veut dire : en trois décennies, de 1984 à la campagne 2013-2014 la production du soja est passée de 6,5 à 53 millions de tonnes. L'Argentine en est le troisième producteur, après les Etats-Unis et le Brésil, et le premier exportateur, en graines, en huile et en tourteaux. Il apporte à l'Etat l'essentiel de ses revenus fiscaux, par les taxes à l'exportation, les « retentiones ». : Sur 80 milliards de dollars d'exportations en 2012, le soja en a rapporté quelque 25 milliards.
Voici trente ans, la surface ensemencée en soja était de 3,3 millions d'hectares 1984. Pour la campagne 2013-2014, la surface ensemencée en soja avoisine les 20 millions d'hectares, sur un total de 31 millions d'hectares de terres labourables. Cette extension s'est faite aux dépens des vastes étendus herbagères de la Pampa, une plaine plus étendue que la France, 600 000 kilomètres carrés, et dont des grands troupeaux nomades, et leurs gardiens emblématiques les gauchos, donnaient naguère encore sa richesse à l'Argentine. Depuis 2007, les exportations ont chuté de près de 50%, elle s'est faite aussi, cette extension, aux dépens des cultures plus traditionnelles, notamment le blé, dont le pays traditionnellement exportateur, a vu sa production fondre : elle a perdu plus de 2 millions d'hectares depuis 2 000 ; au point que le gouvernement Kirchner a dû, début 2013, annoncer des mesures pour en maintenir les prix et l'approvisionnement intérieur. Plus globalement, les productions agricoles argentines sont contingentées à l'exportation, à la seule exception du soja dont les volumes sont libres.
Cette évolution vers la monoculture a provoqué une prise du pouvoir par l'agro-business et une financiarisation aujourd'hui dominante. Les propriétaires fonciers sont de moins en moins agriculteurs, ils confient leurs terres à des banques ou à des fonds d'investissement, qui font effectuer les travaux, des semis et des épandages à la récolte et aux transports vers les ports exportateurs, par des entreprises spécialisées. Ces opérateurs financiers ont toujours l'oeil fixé sur les fluctuations du marché et les coups spéculatifs possibles, principalement à la Bourse de Rosario, et plus loin à la Bourse de Chicago, qui fait la loi sur les échanges agricoles mondialisés. Sur le terrain se constituent des « pools de semis », qui regroupent des propriétaires latifundiaires et peuvent louer des terres le temps d'une ou quelques campagnes. Les contrats sont en général annuels. Les fonds d'investissement qui ne possèdent ni la terre, ni le matériel peuvent ainsi gérer des centaines de milliers d'hectares, et les opérateurs de terrain mobiliser des matériels lourds, pulvérisateurs, semoirs, moissonneuses-batteuses, pour traiter d'un seul jet plusieurs milliers d'hectares. Selon les derniers bilans en date, le pays compte 130 Pools de semis, pour 10% des terres cultivées ; les dix plus importants gèrent plus de 60 000 hectares chacun.
Cette organisation n'a pas seulement des effets financiers. Elle induit aussi un mode de production. Le développement du soja en Argentine repose sur un triplétechnique : le semis direct, les OGM, le désherbant glyphosate (la molécule du Roundup Monsanto). L'inverse de ce qui fait problème à l'Europe, principale destination des exportations. Une situation grosse de menaces de conflits.