Les règles du commerce international et l’ouverture des frontières nous ont depuis plusieurs décennies habitués aux mouvements de délocalisations des entreprises vers les pays dits émergents. Si les esprits se sont résignés à ce que des pans entiers de l’industrie occidentale soient transférés dans des pays dans lesquels le coût de la main d’œuvre est peu élevé, c’est une relative nouveauté de constater que le grand mouvement des délocalisations affecte désormais le secteur des services. Il est devenu évident que les emplois qualifiés, eux aussi, commencent à s’envoler vers les pays du Sud, comme l’illustre le fait que le groupe informatique IBM ait décidé, depuis 2004 de délocaliser plus de 4700 emplois d'informaticiens en Chine et en Inde. Selon certaines prévisions, le secteur des services américain devrait délocaliser entre 2 et 3,3 millions d'emplois d’ici à 2015, ce qui représenterait un total d’environ 136 milliards de dollars en salaires.
Dans ce contexte, l'Inde jouit d’une position particulièrement favorable puisqu’elle forme chaque année quelque 250 000 diplômés anglophones de haut niveau, dont le coût annuel est évalué à une moyenne d’environ 8000 €, soit cinq fois moins qu’aux Etats-Unis. Or, contrairement à un préjugé, les compétences indiennes ne se limitent pas au domaine informatique, mais s’étendent à l'analyse financière et de marché, au marketing et à la profession d’avocat.
· Des délocalisations amorcées dans la discrétion
Le mouvement de délocalisation ne fait que commencer en ce qui concerne les avocats, et apparait dans la discrétion la plus totale. Ce phénomène est parfaitement illustré par le cas de « Office Tiger », cabinet installé en Inde, crée en 1999 par deux banquiers de New York, et fier de compter parmi ses clients «les dix premiers cabinets d'avocats anglo-saxons et huit des douze premières banques d'investissement au monde». Avec l’aide des nouvelles technologies, ce cabinet fournit, à distance, des prestations comme la préparation des plaidoiries, la rédaction des écritures juridiques ou la réalisation d’études de marchés pour le compte d’avocats installés en Angleterre ou aux Etats-Unis, le tout en des délais records.
Les services juridiques des entreprises seront eux aussi concernés. En effet, des groupes comme Cisco, GE ou Morgan Stanley ont déjà annoncé que leurs juristes indiens se voient confier une part importante des consultations internes.
· Les raisons de ces délocalisations
Deux principales motivations peuvent conduire les grands cabinets d’avocats (principalement anglo-saxons) à envisager de telles délocalisations.
La première tient bien évidemment à la réduction des coûts et donc des honoraires facturables aux clients. La stratégie des cabinets d’avocats qui recourent désormais à la délocalisation est de sous-traiter à des avocats Indiens, au coût horaire bien moins élevé que celui d’un lawyer américain, les taches les plus courantes, permettant ainsi d’alléger la facturation.
La deuxième raison de cette politique de délocalisation tient au coût que représente la location des bureaux de ces grands cabinets new yorkais, londoniens ou parisiens, coût de location diminué de fait par la réduction de personnel. En effet, on évaluerait la location d’un bureau en Inde comme étant 43 fois moins chère qu’à New York… Dans ce contexte, la délocalisation des avocats permet aux grands cabinets de réduire leurs dépenses de fonctionnement en augmentant ainsi leurs profits tout en réduisant leur coût de facturation !
Telles sont les raisons principales qui ont poussé récemment le cabinet Smith Dornan Dehn de New-York à délocaliser toute une partie de son activité en Inde, dans la région de Mysore, où quarante personne travaillent pour le compte du cabinet new yorkais, 7 jours sur 7 et 24 Heures sur 24.
· Une « armée de réserves » d’avocats et de juristes dans les pays du Sud.
Un article paru le 21 août 2007 sur le site Bloomberg fait état de ce que près de 50.000 délocalisations de postes d’avocat américain sont à prévoir d’ici 2015. Or, certains chiffres laissent songeur puisque l’Inde dispose d’environ 80.000 juristes sortant chaque année de ses universités lorsque les Etats-Unis n’en forment que 44.000. Les grandes multinationales du droit peuvent compter sur des milliers de juristes dans les pays émergents, beaucoup d’entre eux ayant d’ailleurs été formés en partie dans des universités occidentales.
Bien sûr, ce mouvement de délocalisation ne concerne jusqu’à présent que certains cabinets anglo-saxons, mais il n’est pas impossible que des cabinets français s’en inspirent et décident de délocaliser une partie de leurs activités dans les pays du Maghreb, dans l'Afrique francophone, ou en Roumanie. Ce ne serait jamais qu’un prolongement de ce qui a été réalisé, depuis plusieurs années, avec les centres d'appels.
Or, les besoins grandissants de « prestations de services » liées au système d’assurances juridiques à la rentabilité parfois incertaine pourraient conduire les cabinets français à sous-traiter la rédaction de leurs conclusions et de leurs écrits juridiques.
Ce sont les jeunes avocats qui subiront le plus fortement les conséquences de ce phénomène de sous-traitance. Aux Etats-Unis, les délocalisations concernent essentiellement les tâches confiées habituellement aux avocats « juniors », lesquels deviendront donc difficilement « seniors »…En France, la situation des jeunes avocats, souvent précaire, contrairement aux idées reçues, ne s’en trouvera elle aussi que d’avantage fragilisée. Alors qu’un quart des jeunes avocats français quitte déjà la profession avant dix ans d’exercice, un tel mouvement de délocalisation ne ferait que fragiliser encore leur position.
« Tel est pris qui croyait prendre » souligneront certains cyniques qui rappelleront qu’après avoir œuvré pour une dérèglementation globale de l’économie, les avocats découvrent maintenant une réalité à laquelle le secteur industriel s’est résigné depuis longtemps…
© RCI- Mathieu Boyer -avocat